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Les influenceurs fitness : nouveaux relais d’opinion pour interpeller les pouvoirs publics sur la santé des jeunes ? – The Conversation

Caroline Rouen-Mallet, Université de Rouen Normandie; Pascale Ezan, Université Le Havre Normandie et Stéphane Mallet, IAE Rouen Normandie – Université de Rouen Normandie

Posts Instagram de Tibo Inshape, Juju Fitcats et Marine Leleu, trois influenceurs fitness.

Les influenceurs, dont toute l’activité se construit sur la mise en scène de soi, s’autorisent désormais à donner leur avis sur certaines politiques publiques, par exemple sur la santé des jeunes. Comment expliquer que leur parole porte autant ?


Les influenceurs ont construit leur visibilité sur la mise en scène de soi, l’exposition du quotidien et la promotion de produits ou de marques. Leurs vidéos et autres contenus sont devenus incontournables dans la stratégie des entreprises souhaitant toucher un public jeune, mobile et connecté. Les influenceurs fitness, notamment, excellent dans cet univers : leurs corps, leurs routines sportives, leur alimentation deviennent des arguments commerciaux.

Cependant, ces mêmes figures s’autorisent désormais à commenter certaines politiques publiques, voire à émettre des critiques à leur encontre. Lorsque Tibo InShape questionne le président de la République sur la sédentarité ou que JuJufitcat évoque les troubles du comportement alimentaire, c’est toute la mission de l’influenceur qui se redéfinit. Son statut glisse de promoteur à prescripteur, de prescripteur à citoyen engagé. Il n’est plus seulement là pour divertir ou recommander, mais pour alerter, sensibiliser, interpeller.

Pourtant, ce brouillage des rôles génère une tension : certains influenceurs fitness dénoncent les effets d’activités délétères pour la santé des jeunes, qu’ils contribuent pourtant à nourrir. Par exemple, ils utilisent les réseaux sociaux pour encourager le sport… tout en les incitant à rester connectés et sédentaires, devant des écrans. Ils prônent une alimentation équilibrée tout en recommandant des modèles alimentaires restrictifs. On perçoit ici les paradoxes majeurs véhiculés par cette nouvelle pratique de l’influence.

Une autorité sans expertise ? Le pouvoir de la crédibilité perçue

Comment expliquer alors que leur parole porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention et souvent l’adhésion du public jeune ?

La réponse tient en partie dans leur crédibilité perçue. Le projet de recherche Alimentation et numérique (Alimnum), mené auprès de jeunes de 18 à 25 ans, afin d’étudier l’impact de leur consommation numérique sur leur santé, montre que les influenceurs tirent leur légitimité d’une proximité relationnelle forte. Ils s’expriment avec les codes de leur génération, dans un langage accessible, incarné, émotionnel. Leurs récits reposent sur le vécu, le corps, la transformation personnelle.

Là où les campagnes institutionnelles échouent parfois à mobiliser, les influenceurs captent l’attention en racontant leur propre cheminement. Leur autorité n’est donc pas « savante », mais expérientielle : ils ne savent pas « mieux », mais ils ont « vécu ».

C’est ce que valorise notamment la rhétorique du « avant/après », omniprésente dans les contenus fitness, qui met en scène une capacité à se dépasser, à changer, à améliorer son bien-être.

Cette mise en récit autobiographique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une illusion de proximité. Les abonnés ont l’impression de connaître leur influenceur, de suivre sa vie, de partager son intimité.

Les modèles de communication du leadership d’opinion revisités

En apparence, cette proximité semble relever de liens forts entre l’influenceur et son audience. En réalité, elle relève davantage de liens faibles. Les followers (les abonnés) ne connaissent pas personnellement l’influenceur, n’échangent pas en profondeur avec lui, mais interagissent régulièrement : ils likent, commentent, partagent. Or, ce sont précisément ces liens faibles qui permettent la diffusion exponentielle des idées et des comportements.

Cette co-construction de la légitimité des influenceurs par la communauté est centrale. L’influenceur n’est pas imposé d’en haut : il est validé, porté et renforcé par sa communauté, qui l’élit symboliquement comme figure d’autorité et de confiance. Il accède donc au statut de relais d’opinion par un cumul d’interactions virales.

Cette dynamique rappelle le modèle de la communication à deux niveaux, appelé « two-step flow », très utilisé par les professionnels du marketing, dans lequel les médias influencent d’abord un groupe restreint de leaders d’opinion, qui relaient ensuite les messages au grand public. Ce modèle, issu des années 1950, trouve aujourd’hui une résonance nouvelle dans les pratiques numériques contemporaines, en jouant sur une viralité façonnée par les algorithmes.

« Tibo InShape : le business du muscle », (« Le dessous des images », Arte, 2024).

Encouragés par leur communauté, les influenceurs se font dès lors les porte-paroles du mal-être et des difficultés des jeunes auprès des pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent à la vulgarisation et à l’appropriation des grands enjeux sanitaires par le grand public, même si cela passe parfois par des simplifications excessives ou des approximations.

En traduisant des messages complexes (santé, nutrition, prévention) en contenus courts, personnalisés, engageants, et en les adaptant aux formats des plateformes (reels, vlogs, stories) et à la sensibilité de leur audience, ils jouent le rôle de véritables relais.

Vers une nouvelle prise en charge de la parole publique

Faut-il se réjouir de cette mobilisation des influenceurs fitness autour de causes collectives ? Leur capacité à toucher des publics éloignés des médias classiques, à provoquer de l’émotion, à générer de l’adhésion, est réelle. Elle permet de réactiver une attention citoyenne dans des espaces où les discours officiels peinent souvent à percer.

Mais cette puissance d’amplification s’accompagne aussi de risques liés à la diffusion de messages flous, biaisés, ou erronés. Leur parole, fondée sur l’expérience plus que sur la démonstration scientifique, peut alors renforcer certaines normes sociales problématiques comme le culte de la performance, l’obsession du corps ou la stigmatisation des corps « non conformes ».

Quoi qu’il en soit, l’intervention de Tibo InShape face au président de la République en mai 2025 marque une étape symbolique dans l’évolution de la parole publique : celle où des personnalités issues de la culture numérique s’arrogent un droit d’expression sur des enjeux d’intérêt général.

Cette dynamique redessine les circuits de légitimation : l’autorité ne vient plus seulement des institutions, mais émerge du réseau, de l’audience, de la viralité. Cela oblige à repenser les relations entre sphère publique et sphère numérique, entre experts, citoyens et nouveaux médiateurs. Cela suppose aussi d’accepter que ces relais d’opinion ne soient ni neutres ni désintéressés, et que leur engagement puisse fluctuer selon les opportunités de visibilité ou de monétisation.

En outre, la légitimité éthique du recours à des figures médiatiques dans les campagnes de santé publique interroge. Quelles responsabilités ces influenceurs doivent-ils assumer, et comment garantir la fiabilité des messages qu’ils véhiculent ? Ces enjeux appellent une réflexion approfondie de la part des professionnels de santé, des chercheurs et des éducateurs impliqués dans la régulation de l’information en santé.


Le projet Alimentation et numérique – ALIMNUM est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Caroline Rouen-Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie; Pascale Ezan, professeur des universités – comportements de consommation – alimentation – réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie et Stéphane Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, IAE Rouen Normandie – Université de Rouen Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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