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Reprendre son travail avec ou après un cancer – The Conversation

Rachel Beaujolin, Neoma Business School et Pascale Levet, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3, Le 30 Septembre 2025

Chaque année en France, plus de 160 000 personnes actives apprennent qu’elles sont atteintes d’un cancer. CharlesDeluvio/Unsplash, CC BY

À l’occasion d’« Octobre rose », une recherche-action met en lumière les savoirs liés à l’expérience concrète au travail avec et après un cancer. Car partager ce que les personnes vivent, comprennent et ajustent dans leur rapport au travail réel est aussi essentiel que les réponses réglementaires, administratives et médicales.


Chaque année en France, plus de 160 000 personnes actives apprennent qu’elles ont un cancer.

Certaines suspendent leur activité, d’autres souhaitent continuer à travailler, y compris pendant les traitements. De fait, travailler – dans des conditions adaptées – peut constituer une ressource dans un parcours de soins exigeant.

Les réponses existantes relèvent le plus souvent du champ réglementaire, médical ou administratif : reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), temps partiel thérapeutique, télétravail, etc. Mais à elles seules, elles ne suffisent pas à rendre le travail possible, et au-delà, soutenable dans la durée. Elles laissent dans l’ombre un aspect central de ces situations : ce que les personnes vivent, comprennent et ajustent dans leur rapport au travail réel avec/après un cancer.

C’est ce que nous avons exploré dans une recherche-action conduite entre 2019 et 2024, impliquant 25 entreprises et collectivités, et près de 200 personnes concernées, à travers des entretiens, des observations et des ateliers.

Travailler avec ou après un cancer

Travailler avec ou après un cancer, ce n’est pas simplement « reprendre comme avant ». Ce n’est pas seulement une question d’horaires, de lieu ou de volume d’activité. C’est réapprendre à faire, dans un contexte qui peut être marqué par la fatigue, des troubles cognitifs, une altération de la concentration, parfois une transformation du rapport au temps, au corps, au collectif, à l’activité elle-même. C’est (re)trouver du désir dans le travail, une énergie qui soutient, qui maintient, qui porte.

Ces situations conduisent les personnes à développer des savoirs d’expérience. Elles inventent des manières de se ménager, de prioriser, de négocier des marges de manœuvre, et de continuer à être de « bons professionnels » dans un contexte de forte variabilité. Ces connaissances sont situées dans le travail, au plus près de l’activité, des gestes, des interactions.

Ces savoirs restent souvent tacites. Les personnes elles-mêmes ne savent pas toujours comment les identifier, ni les nommer ni à qui les adresser. Parfois, elles n’en ont même pas conscience. D’où une question méthodologique centrale : comment faire émerger ces savoirs – et, par suite, les partager ?

Mécanismes narratifs

Notre démarche s’est appuyée non pas sur des récits comme objets à collecter, mais sur des mécanismes narratifs comme processus dynamiques : mettre en mots une expérience singulière et personnelle, l’ancrer dans la situation de travail, l’interpréter à partir de celle-ci, puis la partager, la discuter, et la transformer collectivement.

Ce processus comporte plusieurs temps :

  • Une mise en récit individuelle, à partir d’entretiens centrés sur l’activité ;
  • Une interprétation accompagnée par l’intervenant-chercheur, via des reformulations ou des hypothèses ;
  • Une mise en discussion collective au sein des organisations, dans des groupes transdisciplinaires.

Il ne s’agit pas de produire une vérité unique ou des modèles reproductibles, mais d’ouvrir un espace d’intelligibilité et de réflexivité, à partir du travail réel. Cette dynamique peut favoriser l’émergence d’ajustements ou d’hypothèses nouvelles – toujours en lien avec les personnes concernées et les contextes spécifiques.

L’abduction, un moteur d’apprentissage

Un ressort essentiel de cette dynamique est l’abduction, au sens rappelé par Hervé Dumez à partir des travaux de Charles S. Peirce : « Partant d’un fait surprenant, l’abduction remonte en arrière pour formuler une nouvelle hypothèse sur ce qui pourrait expliquer ce qui s’est passé. »

Dans nos expérimentations, l’abduction intervient lorsqu’un détail du travail « ne colle plus » avec ce qui était considéré comme allant de soi.

Salariée :

« Quand je suis rentrée après douze mois d’absence, j’étais contente de retrouver l’agence, les collègues. Mais j’ai vite déchanté : reprendre la main sur mon poste, ça a été très difficile. Les outils avaient changé… Vous partez trois semaines en vacances, vous passez une semaine à vous remettre à jour. Là, c’était tout autre chose. »

Chercheur intervenant :

« Et là ? C’était différent ? »

Salariée :

« Oui, complètement. Je n’imprimais pas ! Et je ne comprenais pas pourquoi je bloquais sur des choses sur lesquelles je ne m’étais jamais arrêtée avant. »

Ce type de constat – apparemment anodin – peut déclencher une réflexion plus large : et si l’expérience du travail avait changé de nature ? Et si les repères d’avant ne suffisaient plus à guider l’action ? Et si la personne avait besoin d’un cadre plus souple, non pas pour compenser une déficience, mais pour réinventer ses manières de faire ? La suite de l’entretien ci-dessus l’illustre :

Chercheur intervenant :

« Si on dit, comme l’écrivent des chercheurs qui ont travaillé sur le sujet, que “le travail perd sa qualité d’évidence”, est-ce que cela correspond à ce que vous avez vécu ? »

Salariée :

« C’est exactement cela. Ça n’a plus rien d’évident. Alors il faut changer son fusil d’épaule. J’ai eu de la chance, une collègue qui arrivait d’un autre métier et ne connaissait rien au nôtre était à un bureau à côté de moi, elle avait fait des fiches pense-bête pour se repérer… Elle m’a montré, je les ai adoptées ! »

Méthode ancrée dans le travail réel

Pour faire émerger ces éléments, nous avons mené les entretiens dans les lieux de travail ou à proximité, afin de rester connectés aux repères concrets de l’activité. Le récit n’est pas introspectif : il est situé. Il porte sur les gestes, les rythmes, les outils, les arbitrages, les coopérations, les marges de manœuvre. Il est mobilisé non pas comme témoignage, mais comme mise en récit de l’activité.

Nous avons mobilisé pour cela des techniques issues de l’entretien d’explicitation du psychologue et psychothérapeute Pierre Vermersch), qui aident à décrire finement ce qui est fait, ressenti, ajusté, souvent sans même s’en rendre compte. Ces microdescriptions sont les points d’entrée de l’abduction, ici d’une exploration de ce que peut être le travail réel avec/après un cancer, à partir d’un questionnement réflexif, invitant à réfléchir sur ce que l’on fait.

Effet de bascule

Les récits issus de ces entretiens sont ensuite stylisés, puis simplifiés, pour être partagés dans des ateliers. Il ne s’agit pas de modéliser ni de normer, mais de rendre ces récits accessibles et appropriables, sans trahir leur complexité, tout en garantissant la confidentialité. Leur fonction : faire miroir, susciter la discussion, déplacer les regards.

Mis en discussion, ils sont progressivement simplifiés pour mettre en exergue ce qui, du point de vue des personnes elles-mêmes, ressort comme le phénomène central.

Mis en lecture à plusieurs, annotés et mis en débat, avec d’autres protagonistes de la situation de travail (managers, RH, médecine du travail, etc.), ces récits déclenchent un effet de bascule :

« C’est initiatique ce que vous nous avez proposé avec la lecture des récits. »

« J’ai complètement changé ma façon de voir, de dire, de faire, depuis que j’ai travaillé sur ces textes. »

Ces échanges ne visent pas à prescrire : ils ouvrent des possibles, à partir des situations. Dans certains cas, ils ont conduit à expérimenter de nouveaux aménagements ou rythmes. Dans d’autres, ils ont simplement permis une meilleure compréhension mutuelle.

Penser à partir des situations, et non à la place des personnes

Les enseignements de cette recherche ne conduisent pas à proposer un protocole standard. Au contraire, ils incitent à s’adapter aux situations réelles de travail, à reconnaître les formes de savoirs qui s’y construisent, et à créer des espaces où ces savoirs peuvent circuler.

Les professionnels RH, les managers, les représentants du personnel, les accompagnants, chacun pourrait, dans son rôle, contribuer à faire exister ces mécanismes narratifs. Cela ne suppose pas de grands moyens, mais une posture – écouter sans projeter, reformuler sans prescrire, discuter sans trancher à la place de – et des méthodes de questionnement et d’explicitation du réel inscrites dans une démarche abductive, soit d’un travail d’enquête qui part des étonnements pour ouvrir de nouveaux champs des possibles.

Le travail avec ou après un cancer ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Il est à réinventer, dans des conditions mouvantes. Si les mécanismes narratifs n’apportent pas de solution universelle, ils ouvrent un chemin : celui d’un travail plus réflexif pour mieux poser les questions et par suite, des repères pour l’action, ensemble.

Rachel Beaujolin, Professeure en management, Neoma Business School et Pascale Levet, Professeure associée en sciences de gestion, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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