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Au cours du débat budgétaire, un impôt sur la fortune dite improductive a été voté le 31 octobre dernier. Mais que désigne véritablement ce terme ? Et les assiettes visées par cet impôt sont-elles vraiment aussi improductives qu’elles ne le semblent ?
Alors que la France cherche à taxer la richesse dite « improductive », elle risque d’affaiblir le moteur même qui finance son économie. Le nouvel impôt sur la fortune improductive vise à réorienter les capitaux inactifs vers l’investissement productif, mais en incluant dans son assiette les dépôts bancaires, les avoirs en liquidités et même certains produits d’assurance vie, la mesure frappe au cœur du système financier du pays : son modèle d’intermédiation financière.
L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 31 octobre 2025, un nouvel impôt présenté comme un instrument de justice économique : l’impôt sur la fortune improductive. Son objectif est clair. Il s’agit de faire contribuer davantage les capitaux dits « dormants » et de réorienter l’épargne vers l’investissement productif. Mais derrière cette ambition se cache un paradoxe économique majeur. En intégrant les liquidités et dépôts bancaires dans son assiette, la réforme touche directement ce qui alimente l’économie réelle française, le mécanisme de transformation de l’épargne en crédit.
Selon le texte voté, la « fortune improductive » regroupe les actifs qui ne participeraient pas directement à la création de valeur. L’impôt s’appliquerait aux biens immobiliers et aux actifs considérés comme improductifs : les biens de luxe tels que les yachts ou les jets privés, les métaux précieux et les actifs numériques, ainsi que les dépôts et les liquidités, y compris certaines assurances vie jugées « inactives ». L’hypothèse sous-jacente est que ces avoirs ne créent ni emplois ni croissance.
Pourtant, les dépôts et autres actifs assimilés sont tout sauf inactifs. Ils représentent une source de financement vitale pour les institutions financières françaises qui les transforment en prêts aux ménages et aux entreprises. Ils constituent également la base de la stabilité financière en servant de réserves et de coussins de liquidité. Les taxer reviendrait à frapper directement au cœur du mécanisme du crédit en France. De plus, ces avoirs sont déjà soumis à l’impôt et aux prélèvements sociaux à travers les intérêts qu’ils génèrent. Les inclure dans une nouvelle assiette fiscale équivaudrait à une double imposition d’un actif déjà intrinsèquement productif.
Selon la Banque de France, les dépôts et comptes d’épargne de la clientèle non financière totalisaient environ 2 600 milliards d’euros en septembre 2025, dont 1 900 milliards détenus par les ménages. Le ratio crédits/dépôts avoisine 100 %, selon les statistiques annuelles de la Banque centrale européenne (BCE, Supervisory Banking Statistics 2024). Ce niveau traduit la forte mobilisation de l’épargne par les banques françaises, qui transforment activement les dépôts en prêts à l’économie réelle.
À la différence des économies anglo-saxonnes, davantage tournées vers les marchés, le financement de l’économie française reste profondément intermédié, où les banques jouent un rôle central dans la transformation de l’épargne en crédit. Les données de la Banque de France indiquent que le financement total des sociétés non financières atteignait 2 100 milliards d’euros en août 2025, dont près de 1 400 milliards provenant de crédits bancaires, soit environ deux tiers du financement des entreprises. Autrement dit, la croissance économique française dépend d’un système bancaire qui recycle l’épargne domestique en crédit productif.
La même logique s’applique au secteur de l’assurance vie, qui constitue un autre canal important de l’intermédiation en France. Les fonds en euros – ces produits à capital garanti et à forte liquidité propres au marché français – sont eux aussi visés par la nouvelle mesure. Ce pilier de l’épargne représente 70 % de l’assurance vie qui s’élève à près de 2 100 milliards d’euros d’encours selon les chiffres officiels de France Assureurs, l’organisation professionnelle réunissant l’ensemble des entreprises d’assurance et de réassurance travaillant en France. Près de 60 % de ces actifs sont investis dans des titres d’entreprises et du quart dans des obligations souveraines, finançant directement le secteur privé comme le secteur public.
Ensemble, banques et assurances forment les deux piliers du modèle français d’intermédiation, transformant l’épargne des ménages en crédit et en investissement de long terme. Fragiliser cette base via la fiscalité nuirait non seulement au mécanisme d’intermédiation lui-même, mais il dégraderait aussi la capacité du pays à financer sa croissance. En effet, les sommes placées dans les actifs ciblés par cette mesure seraient susceptibles de s’orienter vers d’autres investissements peut-être plus risqués, mais moins exposés fiscalement… et éventuellement situés hors de France.
En cherchant à orienter l’épargne vers des actifs « productifs », la nouvelle loi, si elle est finalement adoptée à l’issue du processus de budget, promeut implicitement une forme de désintermédiation financière – une transformation du financement bancaire vers un financement direct et davantage fondé sur les marchés. En théorie, une telle évolution est souhaitable, car elle permettrait de diversifier les sources de capitaux, d’améliorer l’allocation de l’épargne et de favoriser l’innovation. Mais encore faut-il disposer de marchés suffisamment profonds, liquides et attractifs pour les émetteurs comme pour les investisseurs.
Or la France demeure structurellement bancarisée et son marché actions continue de se négocier avec une décote significative par rapport aux États-Unis. Comme le signalait sur BFM Michaël Fribourg, le PDG de Chargeurs : « Mon conseil à ceux qui veulent aller à la Bourse de Paris : ne le faites surtout pas ! » Cette mise en garde illustre un défi bien profond : le marché de capitaux domestique peine encore à attirer et retenir les entreprises à un moment où il aurait besoin de se renforcer.
Assimiler la liquidité à de la passivité revient à méconnaître sa fonction économique. Les liquidités et les dépôts reflètent la prudence et la planification financière, non l’immobilisme. Ils soutiennent la confiance, permettent la création de crédit et jouent un rôle stabilisateur en périodes d’incertitude. Les taxer reviendrait à pénaliser des comportements d’épargne responsables et une gestion financière saine.
Plutôt que d’alourdir la charge fiscale sur ces actifs, la France devrait encourager l’épargne de long terme, celle qui alimente réellement l’investissement productif. Mais cela implique de préserver la capacité du système financier à transformer l’épargne en crédit, non de la restreindre. Dans une économie où l’intermédiation reste la colonne vertébrale du financement, taxer la liquidité équivaut à désamorcer la pompe.
L’impôt sur la fortune improductive part d’un objectif louable – mobiliser le capital au service de la croissance –, mais risque de produire l’effet inverse. Au lieu d’une fiscalité pénalisant la liquidité, la priorité devrait être d’affermir la profondeur des marchés de capitaux, de renforcer la culture financière des ménages et de favoriser les investissements à long terme. En envoyant un signal de défiance envers cette épargne, la nouvelle taxe risque de compromettre l’un des atouts structurels de la France : son système d’intermédiation financière stable.
Nizar Atrissi, Professeur associé, IAE Paris – Sorbonne Business School; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.